LES PHOTOGRAPHES SONT MORTS, VIVE LES PHOTOGRAPHES !
Réflexions sur l’avenir du métier de photographe
« Les photographes sont morts, vive les photographes »… Un titre qui peut paraître provocateur, mais qui l’est en fait moins qu’il n’y paraît. Pourquoi ? Parce derrière cette expression – héritage de la période monarchique française censé refléter la continuité du pouvoir dans le changement – se cache une forte analogie avec ce que vit aujourd’hui le monde de la photographie d’illustration (j’exclue sciemment les autres domaines de la photographie, photojournalisme en tête, car la problématique est selon moi encore différente).
Car il est une vérité devenue aussi banale qu’inéluctable : le métier de photographe a considérablement changé, et de manière assez brutale, il faut bien le reconnaître. Ma longue expérience dans l’univers de la photographie d’illustration m’a bien sur permis d’assister à ces « bouleversements » dans une position privilégiée d’observatrice ; quant aux photographes professionnels qui exerçaient déjà dans les années 1980 (mais aussi les autres, plus ou moins jeunes…), ils sont les premiers touchés. Pour expliquer ces changements parfois radicaux, plusieurs raisons sont régulièrement mises en avant, avec plus ou moins de fondements d’ailleurs. En première ligne, un argument de taille : les avancées technologiques considérables, associées à la révolution numérique. Des téléphones portables aux appareils photo numériques en tant que tels, tout le monde a désormais accès à la pratique photographique.
Les avancées technologiques, ou une modification profonde du métier de photographe
D’abord parce que l’avènement du numérique permet une utilisation assistée, et donc beaucoup plus simple. Ensuite parce que contrairement à l’époque argentique ou de lourds investissements étaient obligatoires pour acquérir du matériel professionnel, l’ère numérique autorise quiconque à disposer d’un appareil de plus ou moins bonne facture, capable d’un rendu photographique acceptable, à moindres frais. Enfin parce que les compétences techniques d’hier, inhérentes au travail photographique, ont été en partie remplacées par de nouvelles compétences, qui ne font pas appel aux mêmes savoirs. Les longues périodes de développement en chambre noire, bien que toujours d’actualité, ont été en partie supplantée par la maîtrise des logiciels de retouche photo. Et que dire des planches contact dont la raréfaction n’a d’autre corrélation que la possibilité de voir en un branchement et quelques clics l’intégralité de ses photos sur un écran d’ordinateur.
La conséquence directe de ces avancées technologiques est simple : une démocratisation sans précédent de la pratique photographique, et dans son sillage, l’explosion du nombre de photographes – souvent très amateurs, parfois très professionnels – qui peuvent désormais shooter en rafale sans frais supplémentaires. Et forcément, sur 200 photos de vacances (dans le meilleur des cas, une tentative délibérée d’aller shooter au hasard), il y en a forcément une qui finira par trôner au beau milieu du salon, avec la sensation du travail bien fait, et le sentiment d’avoir une prédisposition naturelle à la photographie. Le trait est bien sur caricatural, mais il me tient à cœur de prendre le parti des nombreux photographes qui se sentent parfois dépassés par une concurrence qui paraît chaque jour de plus en plus importante.
L’explosion du nombre de « photographes » : une concurrence exacerbée ?
Mais si à l’impossible, nul n’est tenu, à l’indéniable, nul ne doit tourner le dos. Je ne peux que comprendre les photographes qui voient dans ces évolutions un certain degré de perversion tirant vers le bas la qualité du rendu final et de la pratique en tant que telle. Mais en réalité, n'en déplaise aux nostalgiques de l’argentique : se battre contre la marche du temps est en soi une perte de temps. Si les avancées techniques et technologiques ont bel et bien bouleversé l’exercice du métier photographique, cette vérité éculée concerne tous les secteurs, sans exception, et doit être largement relativisée.
J’aime comparer notre marché à celui de la musique. Voici plusieurs années que l’économie musicale est bouleversée par la révolution numérique, et peine à s’adapter aux nouvelles règles du jeu. Les majors pleurent face à un milieu de plus en plus difficile au sein duquel le tout-venant peut télécharger sur le Net des vidéos d’inconnus qui se mettent en scène au milieu d’artistes reconnus dont la musique est consommée gratuitement… Pour se démarquer, les artistes sont donc obligés de démultiplier leurs efforts, avec des spectacles et des clips incroyables. Mais s’il est plus facile aujourd’hui pour un chanteur amateur de montrer son visage et faire entendre sa voix (voire même faire un tube), sans talent, l’artiste – si tant est qu’on le considère comme tel – ne pourra durer dans le temps. Avons-nous d’ailleurs moins de chanteurs vivant de leur musique qu’avant ? Je n’en suis pas certaine. Seuls les plus talentueux durent et continuent de vendre leurs créations. Cette analogie entre l’univers de la musique et celui de la photographie nous met face à une réalité : il faut savoir s’adapter, et relativiser en saisissant les nouvelles opportunités qui s’offrent à nous.
L’avènement du numérique : de nouvelles opportunités…
En premier lieu parce que si les progrès technologiques ont bouleversé la pratique photographique, le marché, lui aussi a changé. L’image est omniprésente, sa consommation proche de la boulimie, et le besoin d’illustration s’est par conséquent démultiplié. A l’heure ou tout doit être assorti d’images, y compris sa propre personne sur les réseaux sociaux, ce besoin crescendo a naturellement généré une baisse des prix des photos d’illustration, loi de l’offre et de la demande oblige. Mais le terrain de jeu est lui aussi beaucoup plus grand qu’avant, et les opportunités bien plus nombreuses pour les photographes de vendre leurs clichés.
Ces nombreuses opportunités ont d’ailleurs bien souvent fait tourner la tête à certains qui ont cru que leur fortune serait faite en vendant leurs photos sur les multiples plateformes de partage et de vente désormais existantes. Il n’en est rien. D’abord parce que ces plateformes doivent surtout être considérées comme de nouvelles opportunités pour les photographes qui veulent vivre de ce métier, de vendre le fruit de leur travail. Ensuite parce que ces plateformes, en tout cas celles qui sont sérieuses, ne proposent que des photographies correctement réalisées et d’un niveau de qualité certain, privilégiant donc les photographes de talent. On parle d’ailleurs trop peu dans le flot de critiques à l’encontre de ces plateformes, banques d’images et microstocks en tête, de ceux qui surfent avec bonheur sur cette nouvelle vague. Je pense notamment à Lisa Gagne ou Yuri Arcurs, qui gagnent extrêmement bien leur vie en vendant des images sur des sites microstock.
Et comme il y a 20 ou 30 ans, tout le monde peut tenter sa chance, mais seuls les réels professionnels feront fructifier leurs photos. Quand on parle de microstocks, ce sont souvent les prix – très bas – qui sont montrés du doigt. Certaines des photos proposées sur nos sites ne valent que quelques centimes, certes… Mais ces détracteurs oublient que certaines images sont téléchargées, et donc achetées, des milliers de fois… Il y a 20 ans, les photos étaient achetées beaucoup plus cher, c’est certain, mais la majorité n’était vendue qu’une seule fois ! Dire que les microstocks ont tué les photographes n’a donc que peu de sens. C’est à peu près aussi pertinent que de dire que Microsoft Office a tué les sténodactylos. La réalité, c’est que les microtsocks n’ont fait que prendre le train en marche en offrant l’opportunité à tous, et avant tout les plus talentueux, de tirer leur épingle du jeu dans un marché où les règles ont changé.
Enfin, il convient de relativiser l’apparente facilité de la photo numérique derrière laquelle se cache une tout autre réalité. Les appareils numériques sont certes plus faciles à utiliser, et permettent d’obtenir un rendu plus « professionnel » sans trop de travail. Mais la photo est une question de technique : lumière, exposition, angle, obturation… Sans réelles connaissances techniques, il n’y a pas de réelle photo professionnelle. Après tout, il ne suffit pas d’avoir une boite de peinture pour être Rembrandt… Et c’est justement sur ce point fondamental que la continuité entre avant et maintenant se fonde. Je veux bien sur parler du talent.
… Un drame à relativiser
L’œil, la maitrise technique, un certain regard – le talent donc – ne sont pas remis en cause par l’avancée technologique. Le talent nécessaire d’hier pour vivre de son métier est tout aussi fondamental aujourd’hui. Quels que soient les avancées technologiques et le développement des microstocks, les photographes de talent resteront toujours nécessaires. Aucune base de données ne peut se substituer au travail d’un photographe de talent, et ce n’est d’ailleurs pas sa vocation. De multiples occasions et événements nécessiteront toujours des shootings spécifiques, tandis que les banques d’images fourniront pour la plupart des images moins singulières.
La révolution numérique qu’a vécue le monde de la photographie ébranle, mais les photographes ne sont pas seuls dans cette situation. Elle a impacté beaucoup de métiers, et nous a tous contraints à nous remettre en question. On peut s’en plaindre, mais on peut aussi choisir le parti d’y voir une occasion de repenser les choses, et de rendre notre quotidien plus fructueux…
Car tout compte fait, ces modifications ont permis à des artistes d’ouvrir de nouvelles voies de réflexion, et de création. Je suis très attachée par exemple au concept de P.O.M. (petit objet multimédia) qui est à mon avis une très belle « invention » et un exemple positif de mutation photographique. La photo d’illustration de demain n’est pas statique ; elle peut être une œuvre qui conjugue photographie, mais aussi vidéo, webdesign et sons. En 2011 comme en 1980, ce sont les véritables artistes qui sortiront leur épingle du jeu, et je parle bien sûr des photographes. Le métier de photographe tel qu’il s’exerçait auparavant est sans doute en partie mort. Mais les fondamentaux n’ont pas disparu, seules les pratiques ont changé. Vivre dans la nostalgie du passé n’a jamais servi à assurer l’avenir. L’avenir d’un métier centenaire qui, malgré l’avancée technologique, a encore de beaux jours devant lui, et de nouvelles voies à explorer.
Simone Mazer, Vice-Présidente des opérations France et Amérique Latine d’iStockphoto